Plan libre, Maison de l'architecture Occitane-Pyrénées
Revue d'architecture n°207
Accidens, ce qui arrive
La catastrophe éclate au grand jour, et nous effraie, tandis que l’accident intégral se tapît dans l’ombre de nos consciences, et nous sidère. Affirmons-le d’emblée, une confusion existe, et rend impossible la compréhension des événements catastrophiques, s’ils ne sont pas restitués dans la simultanéité des différentes crises que nous traversons. Face à cela, l’urbaniste et essayiste Paul Virilio (1932-2018) avance l’existence d’un accident intégral, qu’il faut comprendre comprendre comme un accident total, circumterrestre, cumulatif de tous les accidents locaux. La formule lui vient de la stupéfaction de l’explosion de l’un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en 1986, en observant que la pollution mondiale, d’origine nucléaire, qui a suivi était la première de cette dimension. Cette catastrophe a transformé l’avenir radieux promis par l’âge atomique en une irradiation du futur. Dans cette catastase contemporaine, nous vivons dans un état accidenté permanent, sans possibilités de retour en arrière, et peuplé de communs négatifs, produits par un progrès devenu offensif. À l’opposé, et malgré l’apparente surprise de leur survenance, les catastrophes (naturelles ou technologiques) sont prévisibles, d’ailleurs, il s’agit d’un domaine circonscrit du calcul probabiliste qui intéresse à la fois les compagnies d’assurance et la sûreté civile.
En ce sens, la catastrophe n’a rien d’étonnant. Elle est même bien encadrée par les pouvoirs publics au point de représenter la pierre angulaire de la légitimité d’un ordre social militaro-scientifique, où la soumission à l’État se fait en échange d’une protection contre les périls. Paul Virilio s’inscrit dans la lignée historique de Thomas Hobbes (Le Léviathan, 1651) et de Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social, 1762), sur le constat d’une soumission à l’État. Néanmoins, il constate aussi la régression de l’État — ce qu’il appelle l’État minimum — qui dans un contexte de libéralisme économique — appelé par Virilio la guerre pure — n’a plus d’autres choix que de concentrer ses efforts sur l’exercice de la violence physique (Max Weber) ou symbolique (Michel Foucault), dont la sauvegarde des populations ne représente que l’exercice des forces armées pour garantir le contrôle endocolonialiste des territoires administrés. D’ailleurs, nous pourrions nous interroger sur le terme même de territoire, tant utilisé dans le discours politique, et qui cache mal ce relent d’un colonialisme intérieur. Nous avons même l’obsession perverse de la catastrophe, dont l’immédiateté de la couverture médiatique témoigne, tant elle renvoie au réflexe infantile de demande de protection étatique. Dans les incidents du monde, remarquons que l’information est rapidement quantitative, preuve que la catastrophe est totalement commensurable.
L’accident est d’une tout autre nature, puisque son étymologie philosophique — accidens — l’oppose à la substance ou à l’essence de toutes choses. L’accident surprend, autant par sa survenance hasardeuse, que parce qu’il existe, non pour lui-même, mais dans un autre. En ce sens, il expose l’altérité à laquelle nous n’étions pas préparés. Le rapprochement des définitions est saisissant. En géographie, l’accident exprime une déformation du relief, née d’un mouvement intense, donnant naissance à une chaîne de montagnes, ou d’un mouvement étendu, affectant tout un continent. La géographie rejoint la philosophie alors que les mouvements, d’origine anthropique, semblent dépasser en intensité ceux de la Terre. Nos organisations sociales produisent de nouveaux accidents de terrain, que l’immatérialité du numérique renforce, l’image publique remplaçant peu à peu l’espace public.
Pour un musée de l’accident
Or, observant l’accident intégral, Virilio pointe du doigt l’incommensurable. Cet état produit la sidération et l’écoanxiété qui caractérisent l’esprit de beaucoup d’entre nous, et provoquent une inaction qu’il appelle l’inertie polaire. L’accident intégral nous touche tous, où que nous habitions sur Terre, et paradoxalement, il isole chaque individu dans ses angoisses et ses peurs. L’accident intégral est une atteinte mentale chez Paul Virilio, rejoignant le propos de Félix Guattari sur une triple écologie qui serait environnementale, sociale et mentale. Nous devrions donc être étonnés de notre absence de stupéfaction face à ce qui nous arrive vraiment. L’explication, que Virilio avance, est liée à l’accélération sociale, telle qu’elle a été reprise plus tard par Harmut Rosa, à propos de la fragmentation des expériences de vie. Car voilà bien l’état dans lequel nous nous trouvons : d’un côté, nous sommes confrontés à des phénomènes incommensurables et, de l’autre, notre réflexion se fractionne en séquences si courtes qu’elles ne permettent plus de penser les événements qui se déroulent sous nos yeux, au point de les rendre inintelligibles. C’est d’ailleurs ici que réside l’incapacité de l’action politique actuelle, laquelle nous plonge dans une grande solitude individuelle. Le constat est dur, mais comme Paul Virilio le rappelait souvent, « il nous faut regarder Méduse dans les yeux ».
Face à ce terrible constat, Paul Virilio envisageait la création d’un musée de l’accident, non pour inventorier les accidents existants, ou même d’exposer des voitures accidentées comme Ballard l’avait fait, mais pour questionner collectivement ce qui nous arrive. En fait, si l’exposition artistique Ce qui arrive, à la Fondation Cartier, avait ouvert la question de l’accident intégral : Exposer l’accident. Tous les accidents, du plus banal au plus tragique, des catastrophes naturelles aux sinistres industriels et scientifiques, mais aussi l’accident heureux, du coup de chance au coup de foudre. L’accident c’est la surprise. L’effet de sidération. La première fois. Ce qui survient inopinément. Ce qui arrive. Il s’agit bien plus de créer un forum, et non un musée abritant des collections, un espace apte à partager les inquiétudes et les espoirs de chacun. Mais qu’on ne s’y trompe pas, ce musée existe déjà. Il est présent dans tous les lieux culturels qui pourraient être amenés à accueillir ce forum. L’accident de Paul Virilio est fondamentalement holistique, puisqu’il est intégral en englobant la terre entière, et il intègre Cultural Studies présentes dans la recherche anglo-saxonne, puisque c’est ainsi que le sociologue John Armitage définit la pensée de l’auteur. Les données relatives au climat, à la démographie, à la sociologie, mais aussi perceptives, sensorielles, dystopiques, etc., peuvent être abordées simultanément dans une approche culturelle pour former le contenu du musée de l’accident, cette architecture de l’imprévisible.
La traversée de l’architecture 
Mais au-delà, il faut aussi s’intéresser à ce que l’accident intégral fait à l’architecture. Or, il est intéressant de confronter la démesure de l’accident intégral à la mesure architecturale, qui est aussi la mesure du quotidien pour chacun d’entre nous. Pour cela, Paul Virilio part de trois concepts.
Le premier concept s’appelle la circulation habitable, formule inventée avec Claude Parent durant les années Architecture Principe (1962-1968). La circulation habitable est une forme de décloisonnement des limites. Virilio ne fait plus la distinction entre l’intérieur et l’extérieur, ou même les échelles spatiales du quartier, de la ville, de la région, et ainsi de suite. Il prétend que nous habitons cette circulation dans un mouvement permanent, qu’il soit physique, ou virtuel grâce à nos outils de communication par l’image et le son. La circulation habitable induit un lien d’interdépendance entre toutes les échelles et pose la possibilité d’agir de l’une sur l’autre, d’où le recours à une architecture sensible, et les références architecturales de l’auteur sont clairement à rechercher dans l’expressionnisme allemand du début du 20e siècle. La forte matérialité de l’église Sainte-Bernadette à Nevers nous permet de comprendre l’enracinement qu’il désirait donner à l’architecture, non pour fermer les espaces, mais plus étonnamment, pour mettre en relation les échelles. 
Le second concept consiste à observer l’accident à rebours, et à reconnaître l’implication de la finitude dans son paradoxe : annonçant la fin, celle-ci ouvre l’instant, tout comme elle ouvre l’espace. C’est ainsi que Paul Virilio proposait de partir de la fin pour aller vers le commencement, une forme d’inversion de la flèche du temps qui permet d’envisager la conception architecturale d’une tout autre manière, puisque ce n’est plus l’avènement d’un bâtiment qui est en jeu, mais l’esthétique programmée de sa disparition, autrement dit une forme de ruine à l’envers pour reprendre la jolie formule de l’artiste conceptuel Robert Smithson. Cette manière de penser pose immédiatement le temps comme une ressource immatérielle. Ce compte à rebours engagé, dont la fin est certaine sans pour autant en connaître le délai. Qu’importe cette échéance, l’important étant de juger nos ambitions et nos conceptions à l’aune de la finitude. Cette attitude paraît puissante pour régler les crises contemporaines. Penser à l’envers consiste à prendre soin de l’existant, ce qui est encore là (le passage du déjà-là au encore-là implique la prise en compte de la durée). C’est aussi penser l’économie de moyen puisque nous construisons dans un monde incertain, où la robustesse n’est plus synonyme de pérennité, tant il est possible de penser l’adaptation en continu face aux événements imprévisibles.
Troisièmement, cette manière d’habiter un temps incertain est certainement le meilleur moyen de se confronter au démesurable. Elle occupe, à côté de la dromologie de Paul Virilio — cette science du temps et de l’accélération — une écologie grise qui soit une écologie de la sauvegarde et de la restauration de la dimension temporelle, alors que, les technologies de communication instantanée nous promettent une instantanéité factice. La sociologue Donna Haraway ainsi que l’historien Dipesh Chakrabarty ont très bien montré que l’espèce humaine a réduit la vie planétaire à sa propre dimension en omettant un nombre incalculable d’interrelations entre humains et non humains, entre vivants et non vivants — des relations dont nous sommes même souvent absents — et qui forment le socle le plus résilient face aux changements climatiques. Si nous comprenons Paul Virilio, il faudrait tout d’abord arracher le voile de vitesse qui nous couvre les yeux, puisque la segmentation de notre expérience est telle qu’elle nous empêche d’avoir une relation profonde aux choses et aux êtres. Or, cette compréhension passe par la restauration de la durée nécessaire à la reconstruction d’une réflexion. Si le temps agit sur la perception de l’espace, l’inverse est aussi vrai, et l’architecture regorge de dispositifs pouvant favoriser la consolidation du temps (effet de seuil, isolement, résonance spatiale, etc.). 
Déstatufier pour reprendre vie
On ne peut pas aborder le sujet de l’accident intégral sans remonter à un des tout premiers livres de Virilio, écrit en 1978, et intitulé Défense populaire et luttes écologiques. À sa suite, nous devons nous engager dans une défense populaire, bien entendu non violente, qui s’organiserait autour des enjeux écologiques. Il s’agit d’une question politique, non au sens partisan, mais de l’organisation du débat au sein de la cité. Après le Centre Pompidou, l’architecte Renzo Piano avait imaginé, sous l’égide de l’UNESCO, un dispositif spatial ressemblant à un forum itinérant pour recueillir les doléances de la population du centre ancien d’Otrante (Italie, 1978). Voilà qui aurait pu être une forme du musée de l’accident. Aujourd’hui, des collectifs de jeunes architectes proposent des dispositifs similaires pour partager les questions écologiques. Je crois qu’il faut promouvoir ce type de d’intervention pour faire apparaître le musée de l’accident qu’appelait Paul Virilio, non en un lieu unique, mais dans tous les lieux culturels aptes à accueillir ce débat pour un commun de l’accident intégral. C’est ainsi que nous pourrions étonner la catastrophe. Elle serait la première surprise de ne plus nous épouvanter, puisqu’en un lieu, en plusieurs même, nous aurions commencé à repolitiser la solitude à laquelle elle voudrait nous condamner. Méduse n’est puissante que par l’effroi qu’elle suscite, sachant que croiser son regard peut vous transformer en statue. Sauf que nous sommes déjà immobilisés par l’accident intégral. Alors que risquons-nous ? Le musée de l’accident de Paul Virilio est justement celui de la destatufication, un anti-musée donc, où les corps anxieux reprennent vie.
Trois moments du musée de l’accident, en attendant les suivants
Paul Virilio aimait marcher le long de l’avant-port de La Rochelle, où il habitait à la fin de sa vie. En 2021, amis et anciens élèves ont immergé symboliquement, dans la baie de La Rochelle, la première pierre du musée de l’accident depuis un bateau de la SNSM. 
(crédit photographique Jean Richer, 2021)
L’Église Sainte-Bernadette du Banlay à Nevers (Claude Parent et Paul Virilio, architectes, 1966) est la seule œuvre construite de Paul Virilio. Ses deux coques en béton, imbriquées l’une dans l’autre, expriment une forte matérialité, issue de la recherche de l’auteur sur les bunkers du mur de l’Atlantique, laquelle donnera l’exposition Bunker archéologie (CCI, 1975). L’intérieur de l’église présente la fonction oblique, sous la forme de deux plans inclinés, qui exprime aussi la circulation habitable. 
(crédit photographique Jean Richer, 2019)
En novembre 2021, une expérience a été organisée à Venise, dans le cadre de la clôture de la 16e biennale d’architecture. Durant deux repas, une trentaine de convives se sont retrouvé pour la première apparition du musée de l’accident : une performance hic et nunc, localisant les débats d’une assemblée autour d’une alimentation fédératrice préparée par le cuisinier anthropologue Yassir Yebba. Bénéficiant de la collaboration du pavillon libanais, le Bucintoro a accueilli cette recherche-action, dont les deux repas ont été documentés et filmés. Étaient présents Ethel Buisson, Annie Cohen-Solal, Viana Conti, Jac Fol, Marc Mézard, Sharon Rotbard, Virginie Segonne, Arnaud Sompairac, Sophie Virilio, Hala Wardé, Ines Weizman, Eyal Weizman, etc.
(crédit photographique Jean Richer, 2021)
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